Regards d’hier

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Regards sur Bernanos par ses contemporains

(fragments choisis)

Antonin Artaud

Lettre à Bernanos, sans date

Monsieur,

Votre Mort du curé Chevance m’a donné une des émotions les plus tristes et les plus désespérées de ma vie. Une de ces émotions lancinantes et terribles qui vous écrasent comme un remords. Suis-je donc destiné à périr de cette mort qui serait pour moi sans espérance? Rarement chose ou homme m’a fait sentir la domination du malheur, rarement j’ai vu l’impasse d’une destinée farcie de fiel et de larmes, coincée de douleurs inutiles et noires comme dans ces pages dont le pouvoir hallucinatoire n’est rien à côté de ce suintement de désespoir qu’elles dégagent. Je ne sais si je suis pour vous un réprouvé mais en tout cas vous êtes pour moi un frère en désolante lucidité.

Mais toute votre lucidité, votre cruelle connaissance n’arriveront jamais à vous faire confondre les tableaux qui sortent de votre plume avec des sentences vraies.

Vous n’imaginerez jamais le malheur comme une Voie Lactée. Vous ne concevrez pas cette saturation sans recours qui fait qu’aucune inconstance n’est sauve, que le malheur est devenu vraiment le signe de la réalité.

Des situations comme celles que vous décrivez sont pour moi l’image la plus claire de l’âme, son unique aboutissement dans ce monde ou dans l’autre.

Albert Camus

Alger-Républicain, 4 juillet 1939

Georges Bernanos est un écrivain deux fois trahi. Si les hommes de droite le ré-pudient pour avoir écrit que les assassinats de Franco lui soulevaient le cœur, les partis de gauche l’acclament quand il ne veut point l’être par eux. Car Bernanos est monarchiste. Il l’est comme Péguy le fut et comme peu d’hommes savent l’être. Il garde à la fois l’amour vrai du peuple et le dégoût des formes démocratiques. Il faut croire que cela peut se concilier. Et dans tous les cas, cet écrivain de race mérite le respect et la gratitude de tous les hommes libres. Respecter un homme, c’est le respecter tout entier. Et la première marque de révérence qu’on puisse montrer à Bernanos consiste à ne point l’annexer et à savoir reconnaître son droit à être monarchiste. Je pense qu’il était nécessaire d’écrire cela dans un journal de gauche.

Emmanuel Mounier

Philosophe, fondateur de la revue “Esprit” , dans « L’Espoir des Désespérés »

Une des forces de l’œuvre de Bernanos, c’est qu’aucune coupure n’y sépare le public du privé, les jeux de la politique de l’intimité des consciences. Ses deux mêmes mains priaient, et giflaient les imposteurs publics.

 

C’est au coeur de notre nature que Bernanos va chercher le secret qu’elle balbutie d’une voix surhumaine.

Albert Béguin

Ecrivain, critique littéraire, dans « Bernanos par lui-même »

La mesure qui étonne de sa part, c’est la mesure même de l’amour. Cette tendresse à laquelle on a tort de ne pas s’attendre monte de la même source intérieure que les plus retentissants de ses éclats de voix. Cet insurgé, rebelle à tout prestige et dont le franc-parler ne baissait pavillon ni devant les princes ni devant les prélats, était, comme Péguy, le plus docile des êtres, né grossièrement obéissant, ainsi qu’il le dit lui-même.

Philippe Soupault

Poète, co-fondateur, avec André Breton, du mouvement surréaliste, dans les « Cahiers de l’Herne »

Ce qui me fascina d’abord quand je rencontrai pour la première fois Georges Bernanos, ce furent ses yeux d’un bleu que je n’avais jamais vu et que je n’ai jamais revu, ce fut son regard. Regard direct, sincère, perçant, lumineux, un regard qu’on ne pouvait pas oublier. Puis on l’écoutait, déjà fasciné. Une voix de tonnerre mais une voix chaude, amicale, une voix qui éveillait les échos. Et son rire. Un rire de géant. Un rire irrésistible et contagieux. [ … ] Il était, je le savais déjà, catholique militant, provocant, d’Action française. J’étais prêt à le détester. Et réciproquement. J’étais athée et d’extrême-gauche. À désespérer. Pourtant, immédiatement, nous sympathisâmes. Et je sais pourquoi. Nous étions tous les deux, et d’abord, anticonformistes. [ … ].

Il n’est pas mort pour moi. Je n’ai jamais cessé de penser à lui. Il est demeuré mon ami. Et bien souvent, en apprenant ce qui se passe dans le monde et tout près de nous, je me pose cette question: « Qu’aurait dit Georges Bernanos ? »

Charles du Bos

Ecrivain, critique littéraire, dans son « Journal »

À la Quasimodo de 1936, entré depuis trois mois déjà dans l’interminable tunnel d’où je ne devais commencer à émerger qu’un an plus tard en écrivant “De la souffrance physique”, à une époque où, sauf quelques versets du Livre de Job, je ne pouvais plus rien supporter, je lus le Journal d’un curé de campagne, et pendant bien des mois les indépassables paroles furent presque mon seul viatique : « Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ », et la dernière parole du curé, la dernière de toutes les paroles: «Tout est grâce».

Louis Aragon

A propos des “Grands Cimetières sous la Lune”, dans « L’Oeuvre Poétique », tome III. 1936-1941, Livre Club Diderot, 1989

Le nouveau livre de Georges Bernanos est de ceux que l’on cite plus qu’on ne les critique. Cet écrivain, dont le langage est l’un des plus beaux qui soient actuellement parlés, et dont le caractère, l’indépendance forcent le respect, pour erronée qu’on puisse tenir sa pensée, ajoute aujourd’hui à “Sous le soleil de Satan”, à “La Grande Peur des bien-pensants”, au “Journal d’un curé de campagne”, le chaînon suivant d’une œuvre hors série, qui survivra sans nul doute aux opinions de son auteur. Ses opinions sont ce qui nous sépare: monarchiste et catholique, moi, communiste, je n’irai pas lui demander compte de ces abîmes entre nous, pas plus qu’il ne l’a fait le jour où sur un simple télégramme il a accepté de mettre son nom aux côtés du mien au bas d’une phrase qui instituait entre ses signataires une fraternité préfiguratrice de l’unité française en face des ennemis de la France. (…) Un grand nombre d’hommes qui pensent différemment et qui transposeront, suivant leurs opinions personnelles, leur désaccord avec l’auteur de ce livre, ne pourront s’empêcher cependant de lire avec une grande exaltation “Les grands cimetières”. C’est qu’au-delà des opinions il y a les témoignages. (…) [Celui] que nous apporte aujourd’hui Bernanos, par son horreur, par son irréfutable précision, sa spontanéité, prend en lui-même une importance qu’affaiblirait le commentaire (…). Je donnerai donc ici simplement quelques pages de ce livre singulier et puissant, certain de ne pas le trahir en les isolant.

François Mauriac

« Mémoires intérieures »

Les invectives les plus sanglantes de Bernanos demeurent liées à une nappe souterraine de charité qui a baigné et embrasé toute sa vie. Aussi faut-il nous garder de les isoler, de les séparer de ce secret contexte; lui-même d’ailleurs ne l’a jamais fait. Sur ce point, il ne s’est embarrassé d’aucune contradiction. En ce qui me concerne, je ne sais plus de laquelle des années 30 date une page assez atroce sur mon œuvre, comparée à une cave aux murs suintants d’angoisse. Durant toute cette période, pourtant, je recevais de beaux exemplaires de ses livres, avec des dédicaces dont certaines survolent la simple camaraderie littéraire, comme celle-ci, sur la page de garde des Grands cimetières sous la lune: « Ce livre ne peut passer que par la brèche que vous avez ouverte si courageusement et si noblement. Puissiez-vous ne pas le trouver trop indigne de vous ! De toute mon admiration et de tout mon cœur ».

Tous les coups qu’il a pu me porter, il m’en a consolé à son retour du Brésil par ce témoignage que je veux fixer ici et où s’exprime, j’en ai la certitude, sa dernière pensée sur moi, s’il est vrai, comme un témoin me l’a écrit, que durant ses derniers jours il a, dans le même esprit, prononcé mon nom : « Il me semble que beaucoup de choses s’éclaireraient entre nous si nous nous connaissions mieux. Mais il me semble aussi qu’en dépit de tout ce qui nous rapproche, nos jeunesses se sont, il y a bien longtemps, orientées vers la vie de manières trop différentes pour que nous nous comprenions jamais entièrement, même quand nous sommes d’accord sur le fond. Je sais pourtant par expérience combien de fois votre grand nom est prononcé avec le mien par beaucoup d’amis d’outre-mer qui savent peut-être mieux que nous ce que nous sommes l’un à l’autre. C’est dans leur cœur que nous nous trouvons donc unis, en attendant de l’être un jour « dans la douce pitié de Dieu comme dans un éternel matin».

Je nie que la vanité entre pour si peu que ce soit dans la citation que je fais de ce texte. Mais si la liberté de la critique ne doit en aucun cas être mise en cause, les écrivains, quand leur journée touche au déclin, ont le devoir de rendre manifeste cette fraternité qui les unit « dans la douce pitié de Dieu », quoi qu’ils aient pu dire et écrire les uns des autres.

Simone Weil

Philosophe, lettre à Bernanos, printemps 1938

Depuis que j’ai été en Espagne, que j’entends, que je lis toutes sortes de considérations sur l’Espagne, je ne puis citer personne, hors vous seul, qui, à ma connaissance, ait baigné dans l’atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont – que m’importe ? Vous m’êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices d’Aragon – ces camarades que, pourtant, j’aimais.

Claude Bourdet

Ancien déporté et Compagnon de la Libération, journaliste et militant politique, anticolonialiste, humaniste chrétien de gauche, dans les Cahiers de l’Herne

Trop souvent on a l’impression que les chrétiens, les vrais chrétiens – Je ne songe nullement à ceux pour qui le christianisme est un décor – ne sont chrétiens que par manque de force, de puissance. Ils ne maîtrisent leurs tentations que parce que ce sont de faibles tentations, et la religion, la morale, semblent presque être pour eux des commodités. Avec Bernanos, on avait exactement l’impression contraire. [ … ] Un homme comme Bernanos n’était l’allié de personne, le serviteur de personne. Une foi profonde s’alliait en lui au manque de respect le plus total, au sentiment d’une justice qui ne transige avec aucune bienséance. Je ne veux pas avoir l’air d’un donneur de conseils, mais je crois que c’est d’hommes comme lui que les chrétiens d’aujourd’hui ont le plus urgent besoin.

Julien Green

Journal, 12 juillet 1948

Appris avec beaucoup de tristesse la mort de Bernanos. Il savait toutes ces choses qui nous font souffrir. C’est même de cela que sa grandeur était faite. Il avait beau se présenter à nous en veston, il était l’homme de l’invisible.

Alceu Amoroso Lima

Journaliste, écri-ain, fondateur de la démocratie chrétienne brésilienne

Obligé de cacher le trésor de ses vertus chrétiennes les plus exquises, de ses affections les plus tendres, éloignant beaucoup d’âmes par un aspect rébarbatif qui ne correspondait pourtant pas à l’infinie délicatesse de son cœur, il était sensible à la beauté, à l’esprit, à la contemplation, à la rêverie.

Simone de Beauvoir

La Force de l’Age

Nous [Sartre et Simone de Beauvoir, NLDR] étions très loin de Bernanos. Cependant, le “Journal d’un curé de campagne” força notre estime; je le relus plusieurs fois, étonnée par la virtuosité qui se cachait sous sa simplicité.

André Malraux

Préface au « Journal d’un curé de campagne », 1974

Si l’on dit de Georges Bernanos qu’il fut le plus grand romancier de son temps, nul n’est surpris.

Charles de Gaulle

D’après Maurice Schumann, 1943

Je crois que François Mauriac est le meilleur écrivain de son temps, mais le « Journal d’un curé de campagne » est le plus grand roman français, suivi de « La Condition humaine ».