Textes choisis

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Avec la participation de Jean-Loup Bernanos et l’aimable autorisation des éditions du Castor Astral.

En donnant à lire ces textes, notre ambition est d’abord de présenter l’oeuvre de Georges Bernanos de manière aussi significative que possible. Dans la création littéraire comme dans la vie même de l’écrivain – les deux étant ici inextricablement liées – ces mots sont autant de repères décisifs de son évolution. Pour qui le connaît, l’univers romanesque bernanosien est d’une dimension abyssale. Il est multiple, foisonnant, mais le parcours de l’homme, dont témoignent ses “écrits de combat”, n’est pas moins ample, passionné et poétique. C’est pourquoi d’autres extraits viendront bientôt s’ajouter à ceux-ci, dont le choix est forcément partiel et subjectif… Néanmoins, leur longueur a été voulue suffisamment conséquente pour que s’y expriment véritablement le style, la pensée, la sensibilité de leur auteur. L’essentiel étant que, tôt ou tard, ces textes donnent au lecteur le goût, et l’envie, de découvrir ou de relire les oeuvres dont ils sont issus. Alors, cette rubrique aura tout simplement rempli sa mission…

Bernanos, ainsi qu’on a pu le dire, est un de ces “auteurs – compagnons de route”. Impossible de savoir jusqu’où mèneront les premiers pas faits avec lui. A ceux qui le découvrent, nous souhaitons donc un beau voyage, dans cette aventure humaine et spirituelle qui, avant eux, a marqué tant d’existences. Les autres, qui le connaissent, savent que, bien souvent, une fois engagé avec lui sur la longue piste couleur d’ambre, vertigineuse amie, promesse immense, on désire ne plus jamais finir le périple, tant il transforme en profondeur et invite à vivre, pleinement, celui qui l’accomplit.

Bonne lecture à tous !

Français, si vous saviez… (1948)

Ces pages furent écrites par Bernanos dans un cahier de notes, en 1948, quelques mois avant qu’apparaissent les premiers symptômes de la maladie qui allait l’emporter. Jamais l’écrivain n’avait à ce point paru chanceler sous le poids d’une espèce de fatalité dont prétendaient s’accommoder beaucoup de ses contemporains mais qui pour lui mettait en péril toute l’Humanité.

Si ce cri douloureux avait été le dernier de sa vie, on aurait pu craindre que ce soit, non pas un cri de désespoir – impossible avec Bernanos – mais un constat d’échec. Ce ne fut qu’une halte, après quoi il reprit son combat pour la dignité, l’honneur et la liberté de l’homme, cette fois, jusqu’à son dernier souffle.

« Chacun de mes livres est une trappe où je suis tombé et d’où je ne suis même pas sûr d’être remonté, car je ne me suis jamais tout à fait délivré d’un livre, ou aucun de mes livres ne m’a jamais délivré, les deux termes sont équivalents. Le souvenir de ce que j’ai souffert reste en moi si douloureux que je n’ose pas les relire et d’ailleurs le plus souvent — c’est le cas encore aujourd’hui — je n’ai pas d’exemplaire chez moi. Je ne les relis pas, il m’arrive seulement de les entrouvrir, je n’y entre que de biais, j’y avance pas à pas, avec prudence, hanté par la pensée d’entendre le déclic fatal, de me voir de nouveau enfermé là-dedans, d’y retrouver les images dessinées jadis par moi sur le mur et l’odeur de mes insomnies.

Un désespoir inflexible qui n’est peut-être que l’inflexible refus de désespérer.

Je viens d’écrire ce mot de désespoir par défi. Je sais parfaitement qu’il ne signifie plus rien pour moi. Autre chose est souffrir l’agonie du désespoir, autre chose le désespoir lui-même. C’est là une vérité que je dois à certains garçons peu réfléchis disposés à se tromper non moins grossièrement sur l’espérance que sur l’amour. Je voudrais les mettre en garde contre les charlatans dont le faux espoir n’est qu’un lâche prétexte à ne pas courir le risque de la véritable espérance. Car l’espérance est une victoire, et il n’y a pas de victoire sans risque. Celui qui espère réellement, qui se repose dans l’espérance, est un homme revenu de loin, de très loin, revenu sain et sauf d’une grande aventure spirituelle, où il aurait dû mille fois périr.

J’ai toujours mieux aimé courir la chance affreuse — et je crois pour moi mortelle — de ne plus aimer mon pays que de ne pas le voir tel qu’il est, de m’attendrir sur une fausse image faite pour moi, faite par moi, de tromper mon pays avec moi-même, comme Onan trompait son épouse. Un certain amour de la France a toujours été sous le signe d’Onan.

Celui qui, un soir de désastre, piétiné par les lâches, désespérant de tout, brûle sa dernière cartouche en pleurant de rage, celui-là meurt, sans le savoir, en pleine effusion de l’espérance. L’espérance c’est de faire face.

Que m’importe de savoir si j’ai ou non l’espérance ? Il me suffit d’en avoir les oeuvres. Si j’ai les oeuvres de l’espérance, l’avenir le dira. L’avenir dira si chacun de mes livres n’est pas un désespoir surmonté. Le vieil homme ne résistera pas toujours; le vieux bâtiment ne tiendra pas toujours la mer; il suffit bien qu’il puisse se maintenir jusqu’à la fin debout à la lame, et que celle qui le coulera soit aussi celle qui l’aura levé le plus haut.

On me demande souvent : « Où avez-vous pris ce personnage ? Comment cette idée vous est-elle venue ? » Je n’ai jamais pris de personnage, c’est le personnage qui m’a pris. Aucune idée n’est jamais venue à moi, j’ai toujours été à elle, et le plus souvent comme à une ennemie, les dents serrées, avec plus de résolution peut-être que de véritable courage. Lorsque je regarde mes pauvres brouillons couverts de ratures et de surcharges, zébrés de traits rageurs pareils aux marques laissées par la cravache ou les ongles sur un visage haï, coupés de blancs qui ont l’air de demander grâce, qui révèlent l’endroit où j’ai rompu, et même rompu en désordre, je pense à un terrain piétiné par une rixe, quand le cadavre vient d’être enlevé par la police … Je sais bien qu’une pareille confidence ne me fera pas beaucoup d’honneur auprès des petits agrégés débrouillards qui sous un nom ou sous un autre confectionnent chaque matin pour la presse un éditorial unique et interchangeable, dans le meilleur style noble des canulars d’école. Mais ce n’est pas à eux que je pense. Je pense à ces lettres que je reçois chaque jour, aussi différentes entre elles qu’un regard d’un autre regard. Quoi qu’il arrive, devant tous ces regards, je ne baisserai jamais le mien, je soutiendrai ces regards, jusqu’au bout, je ne les trahirai pas ».

Sous le Soleil de Satan (1926 – son premier roman)

L’abbé Donissan, esprit pur mais fragile, maladroit et doutant de lui, fait au cours d’une nuit d’errance la rencontre du “prince de ce monde”.

« L’épreuve vient de Dieu. Je l’attendrai, sans en vouloir rien apprendre, surtout d’une telle bouche. C’est de Dieu que je reçois à cette heure la force que tu ne peux briser.

Au même instant, ce qui se tenait devant lui s’effaça, ou plutôt les lignes et contours s’en confondirent dans une vibration mystérieuse, ainsi que les rayons d’une roue qui tourne à toute vitesse. Puis ces traits se reformèrent lentement.

Et le vicaire de Campagne vit soudain devant lui son double, une ressemblance si parfaite, si subtile, que cela se fût comparé moins à l’image reflétée dans un miroir qu’à la singulière, à l’unique et profonde pensée que chacun nourrit de soi-même.

Que dire ? C’était son visage pâli, sa soutane souillée de boue, le geste instinctif de sa main vers le coeur ; c’était là son regard, et, dans ce regard, il lisait la crainte. Mais jamais sa propre conscience, dressée pourtant à l’examen particulier, ne fût parvenue, à elle seule, à ce dédoublement prodigieux. L’observation la plus sagace, tournée vers l’univers intérieur, n’en saisit qu’un aspect à la fois. Et ce que découvrait le futur saint de Lumbres, à ce moment, c’était l’ensemble et le détail, ses pensées, avec leurs racines, leurs prolongements, l’infini réseau qui les relie entre elles, les moindres vibrations de son vouloir, ainsi qu’un corps dénudé montrerait dans le dessin de ses artères et de ses veines le battement de la vie. Cette vision, à la fois une et multiple, telle que d’un homme qui saisirait du regard un objet dans ses trois dimensions, était d’une perfection telle que le pauvre prêtre se reconnut, non seulement dans le présent, mais dans le passé, dans l’avenir, qu’il reconnut toute sa vie… Hé quoi ! Seigneur, sommes-nous ainsi transparents à l’ennemi qui nous guette ? Sommes-nous donnés si désarmés à sa haine pensive ?…

Un moment, ils restèrent ainsi, face à face. L’illusion était trop subtile pour que l’abbé Donissan ressentît proprement de la terreur. Quelque effort qu’il fît, il ne lui était pas tout à fait possible de se distinguer de son double, et pourtant il gardait à demi le sentiment de sa propre unité. Non : ce n’était point de la terreur, mais une angoisse, d’une pointe si aiguë, que l’entreprise de sommer cette apparence, ainsi qu’un ennemi revêtu de sa propre chair, lui parut presque insensée. Il l’osa cependant.

– Retire-toi, Satan ! dit-il, les dents serrées…

Mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge et sa main tremblait encore quand il la dressa contre lui-même. Il saisit pourtant cette épaule, il en sentit l’épaisseur sans mourir d’effroi, il la serra pour la briser, il la pétrit dans ses doigts avec une fureur soudaine. Son visage était devant lui, devant lui son propre regard, son souffle sur sa joue, sa chaleur sous sa paume… Puis tout disparut ».

Les grands cimetières sous la lune (1938)

Dans son pamphlet contre le franquisme, la complicité du clergé espagnol et la montée des fascismes en Europe, Bernanos annonce “la tragédie universelle à venir” de la seconde guerre mondiale. À travers sa préface, il délivre ce qui est peut-être son témoignage le plus fort et le plus personnel sur la littérature.

« Compagnons inconnus, vieux frères, nous arriverons ensemble, un jour, aux portes de Royaume de Dieu. Troupe fourbue, troupe harassée, blanche de la poussière de nos routes, chers visages durs dont je n’ai pas su essuyer la sueur, regards qui ont vu le bien et le mal, rempli leur tâche, assumé la vie et la mort, ô regards qui ne se sont jamais rendus! Ainsi vous retrouverai-je, vieux frères. Tels que mon enfance vous a rêvés. Car j’étais parti à votre rencontre, j’accourais vers vous. Au premier détour, j’aurais vu rougir les feux de vos éternels bivouacs. Mon enfance n’appartenait qu’à vous. Peut-être, un certain jour, un jour que je sais, ai-je été digne de prendre la tête de votre troupe inflexible. Dieu veuille que je ne revoie jamais les chemins où j’ai perdu vos traces, à l’heure où l’adolescence étend ses ombres, où le suc de la mort, le long des veines, vient se mêler au sang du coeur ! Chemins du pays d’Artois, à l’extrême automne, fauves et odorants comme des bêtes, sentiers pourrissants sous la pluie de novembre, grandes chevauchées des nuages, rumeurs du ciel, eaux mortes… J’arrivais, je poussais la grille, j’approchais du feu mes bottes rougies par l’averse. L’aube venait bien avant que fussent rentrés dans le silence de l’âme, dans ses profonds repaires, les personnages fabuleux encore à peine formés, embryons sans membres, Mouchette et Donissan, Cénabre, Chantal, et vous, vous seul de mes créatures dont j’ai cru parfois distinguer le visage, mais à qui je n’ai pas osé donner de nom — cher curé d’un Ambricourt imaginaire. Etiez-vous alors mes maîtres ? Aujourd’hui même, l’êtes-vous ? Oh ! je sais bien ce qu’a de vain ce retour vers le passé ».

Nouvelle histoire de Mouchette (1937)

Mouchette a quatorze ans. Laissons au critique Albert Béguin le soin de la présenter : “D’un bout à l’autre du récit, Bernanos parle de Mouchette avec une telle tendresse qu’il est impossible de ne pas deviner à chaque minute, penché sur l’enfant abandonnée, un regard de compassion totale, semblable au regard des prêtres bernanosiens; ce regard, c’est celui du romancier, qui est présent à ce drame comme un personnage invisible”.

Dans l’extrait qui suit, Mouchette est en compagnie d’Arsène, un vagabond rencontré au cours d’une nuit d’orage, dans une cabane. L’homme vient de faire une crise d’épilepsie.

Cette scène correspond à la séquence du film de Robert Bresson, « Mouchette », dont l’extrait peut être visionné dans la médiathèque.

« Elle a osé glisser une main entre la nuque du mort et le sol de terre battue.

Comme cette tête est légère ! La moindre pression du doigt la fait tressaillir, l’incline à droite ou à gauche. Elle la presse le plus doucement qu’elle peut entre ses paumes, la soulève délicatement. Les paupières sont closes maintenant, la bouche esquisse une espèce de sourire. Elle l’essuie d’un coin de son tablier. Il lui semble qu’au-dedans d’elle, sa vie sourit du même sourire. Elle ne souhaite rien. Si l’idée lui était venue alors de poser ses lèvres sur le front qu’elle effleure de ses mèches en désordre, elle l’eût fait. Mais elle n’y pense nullement. Son désir est comme chaleur même de son corps vivant, répandu à travers ses veines, et ne se fixe en aucune image précise. Elle tient cette tête chérie ainsi qu’elle tiendrait n’importe quelle chose précieuse, avec la seule crainte de la perdre ou de la briser. Elle n’ose même pas la poser sur ses genoux.

Et tout à coup elle chanta.

Cela se fit si naturellement qu’elle ne s’en aperçut pas d’abord. Elle croyait fredonner entre ses dents un air entendu bien des fois, car l’immense phonographe au grotesque pavillon écarlate, installé à la fenêtre de l’estaminet, le répète invariablement chaque dimanche. C’est un air de danse – de danse nègre, a-t-elle ouï dire. Les paroles en sont incompréhensibles. Jusqu’alors, elle ne l’avait écouté qu’avec répugnance, mais il ne cessait de la hanter, au lieu que les airs favoris de Madame fuient à mesure sa mémoire. Parfois, en pleine nuit, lorsque l’ivrogne en rentrant, poussant trop rudement la porte contre le mur, la tirait brusquement de ce noir sommeil qui, depuis qu’elle est femme, l’engloutit chaque soir, elle le fredonnait tout bas, avant de se rendormir, la tête enfouie sous les draps.

Aussi longtemps qu’elle se contentait de suivre par la pensée le rythme et la courbe de la bizarre mélodie, elle s’émerveillait d’y réussir, et cet émerveillement n’était pas sans angoisse. Il lui semblait qu’engagée sur une pente de neige, elle perdait presque aussitôt conscience de la vertigineuse descente. Mais lorsqu’elle s’enhardissait à fredonner, bouche close, le démon du chant qui s’emparait d’elle la laissait, le temps d’un éclair, tremblante, hébétée, dans une espèce de confusion inexplicable, ses petites mains froides gluantes de sueur, et le sang venant d’une poussée à sa tête, comme si elle se fût trouvée nue, tout à coup, devant une foule railleuse.

Et dans la maison silencieuse, indifférente aux ronflements de l’ivrogne, elle écoutait s’éteindre lentement, par degrés, ce chant imaginaire, et battre follement contre les côtes son coeur épouvanté.

Sa surprise fut si grande d’avoir cette fois surmonté sa crainte qu’elle l’emporta d’abord sur tout autre sentiment. Elle écoutait jaillir cette voix pure, encore un peu tremblante, d’une extraordinaire fragilité. Aucune expérience préalable ne lui permettait de comprendre que cette voix mystérieuse était celle de sa misérable jeunesse soudain épanouie, une revanche d’humiliations si anciennes que sa conscience les acceptait telles quelles, y trouvait parfois son repos, une inavouable douceur.

Cette voix était son secret. Le seul qu’elle pût partager aujourd’hui avec le bizarre compagnon étendu à ses pieds, vivant ou mort, mort sans doute. Elle le lui avait donné comme elle se fût donnée elle-même, si l’enfant ne l’eût encore chez elle emporté de loin sur la femme. Et maintenant qu’elle avait livré ce trésor, elle ne le reconnaissait plus. Elle écoutait monter son chant avec une humble ferveur, il rafraîchissait son corps et son âme, elle eût voulu y tremper ses mains.

Cela dura longtemps – à ce qu’elle crut du moins. Une minute peut-être, qui lui parut longue comme tout un jour. Brusquement la voix magique se tut. Et baissant les yeux, Mouchette s’aperçut que ses mains étaient vides. M. Arsène se tenait debout en face d’elle, le visage encore barbouillé de terre. Une de ses lèvres, meurtrie dans la chute, saignait.

– Ben quoi ? dit-il. À c’t’heure, tu chantes ? »‘

Journal d’un curé de campagne (1936)

Lettre de Georges Bernanos à Robert Vallery-Radot, le 6 janvier 1935 : “J’ai commencé un beau vieux livre, que vous aimerez, je crois. J’ai résolu de faire le journal d’un jeune prêtre, à son entrée dans une paroisse. Il va chercher midi à quatorze heures, se démener comme quatre, faire des projets mirifiques, qui échoueront naturellement, se laisser plus ou moins duper par des imbéciles, des vicieuses ou des salauds, et alors qu’il croira avoir tout perdu, il aura servi le bon Dieu dans la mesure même où il croira l’avoir desservi. Sa naïveté aura raison de tout, et il mourra tranquillement d’un cancer”.

« Nous nous sommes considérés en silence. Je lisais l’étonnement dans son regard, un peu d’ironie aussi. À côté de cette machine flamboyante, ma soutane faisait une tache noire et triste. Par quel miracle me suis-je senti à ce moment-là jeune, si jeune – ah, oui, si jeune – aussi jeune que ce triomphal matin ? En un éclair, j’ai vu ma triste adolescence – non pas ainsi que les noyés repassent leur vie, dit-on, avant de couler à pic, car ce n’était sûrement pas une suite de tableaux presque instantanément déroulés – non. Cela était devant moi comme une personne, un être (vivant ou mort, Dieu le sait !). Mais je n’étais pas sûr de la reconnaître, je ne pouvais pas la reconnaître parce que… oh ! cela va paraître bien étrange – parce que je la voyais pour la première fois, je ne l’avais jamais vue. Elle était passée jadis – ainsi que passent près de nous tant d’étrangers dont nous eussions fait des frères, et qui s’éloignent sans retour.

Je n’avais jamais été jeune, parce que je n’avais pas osé. Autour de moi, probablement, la vie poursuivait son cours, mes camarades connaissaient, savouraient cet acide printemps, alors que je m’efforçais de n’y pas penser, que je m’hébétais de travail. Les sympathies ne me manquaient pas, certes ! Mais les meilleurs de mes amis devaient redouter, à leur insu, le signe dont m’avait marqué ma première enfance, mon expérience enfantine de la misère, de son opprobre. Il eût fallu que je leur ouvrisse mon coeur, et ce que j’aurais souhaité dire était cela justement que je voulais à tout prix tenir caché… Mon Dieu, cela me paraît si simple maintenant ! Je n’ai jamais été jeune parce que personne n’a voulu l’être avec moi.

Oui, les choses m’ont paru simples tout à coup. Le souvenir n’en sortira plus de moi. Ce ciel clair, la fauve brume criblée d’or, les pentes encore blanches de gel, et cette machine éblouissante qui haletait doucement dans le soleil… J’ai compris que la jeunesse est bénie – qu’elle est un risque à courir – mais ce risque même est béni. Et par un pressentiment que je n’explique pas, je comprenais aussi, je savais que Dieu ne voulait pas que je mourusse sans connaître quelque chose de ce risque – juste assez, peut-être, pour que mon sacrifice fût total, le moment venu… J’ai connu cette pauvre petite minute de gloire. (…)

– Où allez-vous, monsieur le curé ? – À Mézargues. – Vous n’êtes jamais monté là-dessus ? J’ai éclaté de rire. Je me disais que vingt ans plus tôt, rien qu’à caresser de la main, comme je le faisais, le long réservoir tout frémissant des lentes pulsations du moteur, je me serais évanoui de plaisir. Et pourtant, je ne me souvenais pas d’avoir, enfant, jamais osé seulement désirer posséder un de ces jouets, fabuleux pour les petits pauvres, un jouet mécanique, un jouet qui marche. Mais ce rêve était sûrement au fond de moi, intact. Et il remontait du passé, il éclatait tout à coup dans ma pauvre poitrine malade, déjà touchée par la mort, peut-être ? Il était là-dedans, comme un soleil.(…) J’ai grimpé tant bien que mal sur un petit siège assez mal commode et presque aussitôt la longue descente à laquelle nous faisions face a paru bondir derrière nous tandis que la haute voix du moteur s’élevait sans cesse jusqu’à ne plus donner qu’une seule note, d’une extraordinaire pureté. Elle était comme le chant de la lumière, elle était la lumière même, et je croyais la suivre des yeux, dans sa courbe immense, sa prodigieuse ascension. Le paysage ne venait pas à nous, il s’ouvrait de toutes parts, et un peu au-delà du glissement hagard de la route, tournait majestueusement sur lui-même, ainsi que la porte d’un autre monde.

J’étais bien incapable de mesurer le chemin parcouru, ni le temps. Je sais seulement que nous allions vite, très vite, de plus en plus vite. Le vent de la course n’était plus, comme au début, l’obstacle auquel je m’appuyais de tout mon poids, il était devenu un couloir vertigineux, un vide entre deux colonnes d’air brassées à une vitesse foudroyante. Je les sentais rouler à ma droite et à ma gauche, pareilles à deux murailles liquides, et lorsque j’essayais d’écarter le bras, il était plaqué à mon flanc par une force irrésistible. Nous sommes arrivés ainsi au virage de Mézargues. Mon conducteur s’est retourné une seconde. Perché sur mon siège, je le dépassais des épaules, il devait me regarder de bas en haut. « Attention ! » m’a-t-il dit. Les yeux riaient dans son visage tendu, l’air dressait ses longs cheveux blonds tout droits sur sa tête. J’ai vu le talus de la route foncer vers nous, puis fuir brusquement d’une fuite oblique, éperdue. L’immense horizon a vacillé deux fois, et déjà nous plongions dans la descente de Gesvres. Mon compagnon m’a crié je ne sais quoi, j’ai répondu par un rire, je me sentais heureux, délivré, si loin de tout. Enfin j’ai compris que ma mine le surprenait un peu, qu’il avait cru probablement me faire peur. Mézargues était derrière nous. Je n’ai pas eu le courage de protester. Après tout, pensais-je, il ne me faut pas moins d’une heure pour faire la route à pied, j’y gagne encore…

Nous sommes revenus au presbytère plus sagement. Le ciel s’était couvert, il soufflait une petite bise aigre. J’ai bien senti que je m’éveillais d’un rêve ».

Avec la participation de Jean-Loup Bernanos et l’aimable autorisation des éditions du Castor Astra.

En donnant à lire ces textes, notre ambition est tout d’abord de présenter l’oeuvre de Georges Bernanos de manière aussi significative que possible. Dans l’oeuvre et la vie même de l’écrivain – les deux étant ici inextricablement liées – ces mots sont autant de repères décisifs de son évolution créatrice et personnelle. Pour qui le connaît, l’univers romanesque bernanosien est d’une dimension abyssale. Il est multiple, foisonnant, mais le parcours de l’homme, dont témoignent ses “écrits de combat”, n’est as moins ample, passionné et poétique. C’est pourquoi d’autres extraits viendront bientôt s’ajouter à ceux-ci, dont le choix est forcément partiel et subjectif… Néanmoins, leur longueur a été voulue suffisamment conséquente pour que s’y exprime pleinement, dans un cadre limité, la pensée et la sensibilité de leur auteur. L’essentiel étant que, tôt ou tard, ces textes donnent au lecteur le goût et l’envie de découvrir, ou de relire, les oeuvres dont ils sont issus. Alors, cette rubrique aura tout simplement rempli sa mission…

Bernanos, ainsi qu’on a pu le dire, est un de ces “auteurs – compagnons de route”. Impossible de savoir jusqu’où mèneront les premiers pas faits avec lui ? A ceux qui le découvrent, nous souhaitons donc un beau voyage, dans cette aventure humaine et spirituelle qui, avant eux, a marqué tant d’existences. Les autres, qui le connaissent, savent que, bien souvent, une fois engagé avec lui sur la longue piste couleur d’ambre, vertigineuse amie, promesse immense, on désire ne plus jamais finir le périple, tant il transforme en profondeur et invite à vivre, pleinement, celui qui l’accomplit.

Bonne lecture à tous !

Français, si vous saviez… (1948)

Ces pages furent écrites par Bernanos dans un cahier de notes, en 1948, quelques mois avant qu’apparaissent les premiers symptômes de la maladie qui allait l’emporter. Jamais l’écrivain n’avait à ce point paru chanceler sous le poids d’une espèce de fatalité dont prétendaient s’accommoder beaucoup de ses contemporains mais qui pour lui mettait en péril toute l’Humanité.

Si ce cri douloureux avait été le dernier de sa vie, on aurait pu craindre que ce soit, non pas un cri de désespoir – impossible avec Bernanos – mais un constat d’échec. Ce ne fut qu’une halte, après quoi il reprit son combat pour la dignité, l’honneur et la liberté de l’homme, cette fois, jusqu’à son dernier souffle.

Chacun de mes livres est une trappe où je suis tombé et d’où je ne suis même pas sûr d’être remonté, car je ne me suis jamais tout à fait délivré d’un livre, ou aucun de mes livres ne m’a jamais délivré, les deux termes sont équivalents. Le souvenir de ce que j’ai souffert reste en moi si douloureux que je n’ose pas les relire et d’ailleurs le plus souvent — c’est le cas encore aujourd’hui — je n’ai pas d’exemplaire chez moi. Je ne les relis pas, il m’arrive seulement de les entrouvrir, je n’y entre que de biais, j’y avance pas à pas, avec prudence, hanté par la pensée d’entendre le déclic fatal, de me voir de nouveau enfermé là-dedans, d’y retrouver les images dessinées jadis par moi sur le mur et l’odeur de mes insomnies.

Un désespoir inflexible qui n’est peut-être que l’inflexible refus de désespérer.

Je viens d’écrire ce mot de désespoir par défi. Je sais parfaitement qu’il ne signifie plus rien pour moi. Autre chose est souffrir l’agonie du désespoir, autre chose le désespoir lui-même. C’est là une vérité que je dois à certains garçons peu réfléchis disposés à se tromper non moins grossièrement sur l’espérance que sur l’amour. Je voudrais les mettre en garde contre les charlatans dont le faux espoir n’est qu’un lâche prétexte à ne pas courir le risque de la véritable espérance. Car l’espérance est une victoire, et il n’y a pas de victoire sans risque. Celui qui espère réellement, qui se repose dans l’espérance, est un homme revenu de loin, de très loin, revenu sain et sauf d’une grande aventure spirituelle, où il aurait dû mille fois périr.

J’ai toujours mieux aimé courir la chance affreuse — et je crois pour moi mortelle — de ne plus aimer mon pays que de ne pas le voir tel qu’il est, de m’attendrir sur une fausse image faite pour moi, faite par moi, de tromper mon pays avec moi-même, comme Onan trompait son épouse. Un certain amour de la France a toujours été sous le signe d’Onan.

Celui qui, un soir de désastre, piétiné par les lâches, désespérant de tout, brûle sa dernière cartouche en pleurant de rage, celui-là meurt, sans le savoir, en pleine effusion de l’espérance. L’espérance c’est de faire face.

Que m’importe de savoir si j’ai ou non l’espérance ? Il me suffit d’en avoir les oeuvres. Si j’ai les oeuvres de l’espérance, l’avenir le dira. L’avenir dira si chacun de mes livres n’est pas un désespoir surmonté. Le vieil homme ne résistera pas toujours; le vieux bâtiment ne tiendra pas toujours la mer; il suffit bien qu’il puisse se maintenir jusqu’à la fin debout à la lame, et que celle qui le coulera soit aussi celle qui l’aura levé le plus haut.

On me demande souvent : « Où avez-vous pris ce personnage ? Comment cette idée vous est-elle venue ? » Je n’ai jamais pris de personnage, c’est le personnage qui m’a pris. Aucune idée n’est jamais venue à moi, j’ai toujours été à elle, et le plus souvent comme à une ennemie, les dents serrées, avec plus de résolution peut-être que de véritable courage. Lorsque je regarde mes pauvres brouillons couverts de ratures et de surcharges, zébrés de traits rageurs pareils aux marques laissées par la cravache ou les ongles sur un visage haï, coupés de blancs qui ont l’air de demander grâce, qui révèlent l’endroit où j’ai rompu, et même rompu en désordre, je pense à un terrain piétiné par une rixe, quand le cadavre vient d’être enlevé par la police … Je sais bien qu’une pareille confidence ne me fera pas beaucoup d’honneur auprès des petits agrégés débrouillards qui sous un nom ou sous un autre confectionnent chaque matin pour la presse un éditorial unique et interchangeable, dans le meilleur style noble des canulars d’école. Mais ce n’est pas à eux que je pense. Je pense à ces lettres que je reçois chaque jour, aussi différentes entre elles qu’un regard d’un autre regard. Quoi qu’il arrive, devant tous ces regards, je ne baisserai jamais le mien, je soutiendrai ces regards, jusqu’au bout, je ne les trahirai pas.

 

Sous le Soleil de Satan (1926 – son premier roman)

L’abbé Donissan, esprit pur mais fragile, maladroit et doutant de lui, fait au cours d’une nuit d’errance la rencontre du “prince de ce monde”.

– L’épreuve vient de Dieu. Je l’attendrai, sans en vouloir rien apprendre, surtout d’une telle bouche. C’est de Dieu que je reçois à cette heure la force que tu ne peux briser.

Au même instant, ce qui se tenait devant lui s’effaça, ou plutôt les lignes et contours s’en confondirent dans une vibration mystérieuse, ainsi que les rayons d’une roue qui tourne à toute vitesse. Puis ces traits se reformèrent lentement.

Et le vicaire de Campagne vit soudain devant lui son double, une ressemblance si parfaite, si subtile, que cela se fût comparé moins à l’image reflétée dans un miroir qu’à la singulière, à l’unique et profonde pensée que chacun nourrit de soi-même.

Que dire ? C’était son visage pâli, sa soutane souillée de boue, le geste instinctif de sa main vers le coeur ; c’était là son regard, et, dans ce regard, il lisait la crainte. Mais jamais sa propre conscience, dressée pourtant à l’examen particulier, ne fût parvenue, à elle seule, à ce dédoublement prodigieux. L’observation la plus sagace, tournée vers l’univers intérieur, n’en saisit qu’un aspect à la fois. Et ce que découvrait le futur saint de Lumbres, à ce moment, c’était l’ensemble et le détail, ses pensées, avec leurs racines, leurs prolongements, l’infini réseau qui les relie entre elles, les moindres vibrations de son vouloir, ainsi qu’un corps dénudé montrerait dans le dessin de ses artères et de ses veines le battement de la vie. Cette vision, à la fois une et multiple, telle que d’un homme qui saisirait du regard un objet dans ses trois dimensions, était d’une perfection telle que le pauvre prêtre se reconnut, non seulement dans le présent, mais dans le passé, dans l’avenir, qu’il reconnut toute sa vie… Hé quoi ! Seigneur, sommes-nous ainsi transparents à l’ennemi qui nous guette ? Sommes-nous donnés si désarmés à sa haine pensive ?…

Un moment, ils restèrent ainsi, face à face. L’illusion était trop subtile pour que l’abbé Donissan ressentît proprement de la terreur. Quelque effort qu’il fît, il ne lui était pas tout à fait possible de se distinguer de son double, et pourtant il gardait à demi le sentiment de sa propre unité. Non : ce n’était point de la terreur, mais une angoisse, d’une pointe si aiguë, que l’entreprise de sommer cette apparence, ainsi qu’un ennemi revêtu de sa propre chair, lui parut presque insensée. Il l’osa cependant.

– Retire-toi, Satan ! dit-il, les dents serrées…

Mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge et sa main tremblait encore quand il la dressa contre lui-même. Il saisit pourtant cette épaule, il en sentit l’épaisseur sans mourir d’effroi, il la serra pour la briser, il la pétrit dans ses doigts avec une fureur soudaine. Son visage était devant lui, devant lui son propre regard, son souffle sur sa joue, sa chaleur sous sa paume… Puis tout disparut.

« Les grands cimetières sous la lune » (1938)

Dans son pamphlet contre le franquisme, la complicité du clergé espagnol et la montée des fascismes en Europe, Bernanos annonce “la tragédie universelle à venir” de la seconde guerre mondiale. À travers sa préface, il délivre ce qui est peut-être son témoignage le plus fort et le plus personnel sur la littérature.

« Compagnons inconnus, vieux frères, nous arriverons ensemble, un jour, aux portes de Royaume de Dieu. Troupe fourbue, troupe harassée, blanche de la poussière de nos routes, chers visages durs dont je n’ai pas su essuyer la sueur, regards qui ont vu le bien et le mal, rempli leur tâche, assumé la vie et la mort, ô regards qui ne se sont jamais rendus! Ainsi vous retrouverai-je, vieux frères. Tels que mon enfance vous a rêvés. Car j’étais parti à votre rencontre, j’accourais vers vous. Au premier détour, j’aurais vu rougir les feux de vos éternels bivouacs. Mon enfance n’appartenait qu’à vous. Peut-être, un certain jour, un jour que je sais, ai-je été digne de prendre la tête de votre troupe inflexible. Dieu veuille que je ne revoie jamais les chemins où j’ai perdu vos traces, à l’heure où l’adolescence étend ses ombres, où le suc de la mort, le long des veines, vient se mêler au sang du coeur ! Chemins du pays d’Artois, à l’extrême automne, fauves et odorants comme des bêtes, sentiers pourrissants sous la pluie de novembre, grandes chevauchées des nuages, rumeurs du ciel, eaux mortes… J’arrivais, je poussais la grille, j’approchais du feu mes bottes rougies par l’averse. L’aube venait bien avant que fussent rentrés dans le silence de l’âme, dans ses profonds repaires, les personnages fabuleux encore à peine formés, embryons sans membres, Mouchette et Donissan, Cénabre, Chantal, et vous, vous seul de mes créatures dont j’ai cru parfois distinguer le visage, mais à qui je n’ai pas osé donner de nom — cher curé d’un Ambricourt imaginaire. Etiez-vous alors mes maîtres ? Aujourd’hui même, l’êtes-vous ? Oh ! je sais bien ce qu’a de vain ce retour vers le passé.

Nouvelle histoire de Mouchette (1937)

Mouchette a quatorze ans. Laissons au critique Albert Béguin le soin de la présenter : “D’un bout à l’autre du récit, Bernanos parle de Mouchette avec une telle tendresse qu’il est impossible de ne pas deviner à chaque minute, penché sur l’enfant abandonnée, un regard de compassion totale, semblable au regard des prêtres bernanosiens; ce regard, c’est celui du romancier, qui est présent à ce drame comme un personnage invisible”.

Dans l’extrait qui suit, Mouchette est en compagnie d’Arsène, un vagabond rencontré au cours d’une nuit d’orage, dans une cabane. L’homme vient de faire une crise d’épilepsie.

Elle a osé glisser une main entre la nuque du mort et le sol de terre battue.

Comme cette tête est légère ! La moindre pression du doigt la fait tressaillir, l’incline à droite ou à gauche. Elle la presse le plus doucement qu’elle peut entre ses paumes, la soulève délicatement. Les paupières sont closes maintenant, la bouche esquisse une espèce de sourire. Elle l’essuie d’un coin de son tablier. Il lui semble qu’au-dedans d’elle, sa vie sourit du même sourire. Elle ne souhaite rien. Si l’idée lui était venue alors de poser ses lèvres sur le front qu’elle effleure de ses mèches en désordre, elle l’eût fait. Mais elle n’y pense nullement. Son désir est comme chaleur même de son corps vivant, répandu à travers ses veines, et ne se fixe en aucune image précise. Elle tient cette tête chérie ainsi qu’elle tiendrait n’importe quelle chose précieuse, avec la seule crainte de la perdre ou de la briser. Elle n’ose même pas la poser sur ses genoux.

Et tout à coup elle chanta.

Cela se fit si naturellement qu’elle ne s’en aperçut pas d’abord. Elle croyait fredonner entre ses dents un air entendu bien des fois, car l’immense phonographe au grotesque pavillon écarlate, installé à la fenêtre de l’estaminet, le répète invariablement chaque dimanche. C’est un air de danse – de danse nègre, a-t-elle ouï dire. Les paroles en sont incompréhensibles. Jusqu’alors, elle ne l’avait écouté qu’avec répugnance, mais il ne cessait de la hanter, au lieu que les airs favoris de Madame fuient à mesure sa mémoire. Parfois, en pleine nuit, lorsque l’ivrogne en rentrant, poussant trop rudement la porte contre le mur, la tirait brusquement de ce noir sommeil qui, depuis qu’elle est femme, l’engloutit chaque soir, elle le fredonnait tout bas, avant de se rendormir, la tête enfouie sous les draps.

Aussi longtemps qu’elle se contentait de suivre par la pensée le rythme et la courbe de la bizarre mélodie, elle s’émerveillait d’y réussir, et cet émerveillement n’était pas sans angoisse. Il lui semblait qu’engagée sur une pente de neige, elle perdait presque aussitôt conscience de la vertigineuse descente. Mais lorsqu’elle s’enhardissait à fredonner, bouche close, le démon du chant qui s’emparait d’elle la laissait, le temps d’un éclair, tremblante, hébétée, dans une espèce de confusion inexplicable, ses petites mains froides gluantes de sueur, et le sang venant d’une poussée à sa tête, comme si elle se fût trouvée nue, tout à coup, devant une foule railleuse.

Et dans la maison silencieuse, indifférente aux ronflements de l’ivrogne, elle écoutait s’éteindre lentement, par degrés, ce chant imaginaire, et battre follement contre les côtes son coeur épouvanté.

Sa surprise fut si grande d’avoir cette fois surmonté sa crainte qu’elle l’emporta d’abord sur tout autre sentiment. Elle écoutait jaillir cette voix pure, encore un peu tremblante, d’une extraordinaire fragilité. Aucune expérience préalable ne lui permettait de comprendre que cette voix mystérieuse était celle de sa misérable jeunesse soudain épanouie, une revanche d’humiliations si anciennes que sa conscience les acceptait telles quelles, y trouvait parfois son repos, une inavouable douceur.

Cette voix était son secret. Le seul qu’elle pût partager aujourd’hui avec le bizarre compagnon étendu à ses pieds, vivant ou mort, mort sans doute. Elle le lui avait donné comme elle se fût donnée elle-même, si l’enfant ne l’eût encore chez elle emporté de loin sur la femme. Et maintenant qu’elle avait livré ce trésor, elle ne le reconnaissait plus. Elle écoutait monter son chant avec une humble ferveur, il rafraîchissait son corps et son âme, elle eût voulu y tremper ses mains.

Cela dura longtemps – à ce qu’elle crut du moins. Une minute peut-être, qui lui parut longue comme tout un jour. Brusquement la voix magique se tut. Et baissant les yeux, Mouchette s’aperçut que ses mains étaient vides. M. Arsène se tenait debout en face d’elle, le visage encore barbouillé de terre. Une de ses lèvres, meurtrie dans la chute, saignait.

– Ben quoi ? dit-il. À c’t’heure, tu chantes ?

 

Journal d’un curé de campagne (1936)

Lettre de Georges Bernanos à Robert Vallery-Radot, le 6 janvier 1935 : “J’ai commencé un beau vieux livre, que vous aimerez, je crois. J’ai résolu de faire le journal d’un jeune prêtre, à son entrée dans une paroisse. Il va chercher midi à quatorze heures, se démener comme quatre, faire des projets mirifiques, qui échoueront naturellement, se laisser plus ou moins duper par des imbéciles, des vicieuses ou des salauds, et alors qu’il croira avoir tout perdu, il aura servi le bon Dieu dans la mesure même où il croira l’avoir desservi. Sa naïveté aura raison de tout, et il mourra tranquillement d’un cancer”.

Nous nous sommes considérés en silence. Je lisais l’étonnement dans son regard, un peu d’ironie aussi. À côté de cette machine flamboyante, ma soutane faisait une tache noire et triste. Par quel miracle me suis-je senti à ce moment-là jeune, si jeune – ah, oui, si jeune – aussi jeune que ce triomphal matin ? En un éclair, j’ai vu ma triste adolescence – non pas ainsi que les noyés repassent leur vie, dit-on, avant de couler à pic, car ce n’était sûrement pas une suite de tableaux presque instantanément déroulés – non. Cela était devant moi comme une personne, un être (vivant ou mort, Dieu le sait !). Mais je n’étais pas sûr de la reconnaître, je ne pouvais pas la reconnaître parce que… oh ! cela va paraître bien étrange – parce que je la voyais pour la première fois, je ne l’avais jamais vue. Elle était passée jadis – ainsi que passent près de nous tant d’étrangers dont nous eussions fait des frères, et qui s’éloignent sans retour. Je

n’avais jamais été jeune, parce que je n’avais pas osé. Autour de moi, probablement, la vie poursuivait son cours, mes camarades connaissaient, savouraient cet acide printemps, alors que je m’efforçais de n’y pas penser, que je m’hébétais de travail. Les sympathies ne me manquaient pas, certes ! Mais les meilleurs de mes amis devaient redouter, à leur insu, le signe dont m’avait marqué ma première enfance, mon expérience enfantine de la misère, de son opprobre. Il eût fallu que je leur ouvrisse mon coeur, et ce que j’aurais souhaité dire était cela justement que je voulais à tout prix tenir caché… Mon Dieu, cela me paraît si simple maintenant ! Je n’ai jamais été jeune parce que personne n’a voulu l’être avec moi.

Oui, les choses m’ont paru simples tout à coup. Le souvenir n’en sortira plus de moi. Ce ciel clair, la fauve brume criblée d’or, les pentes encore blanches de gel, et cette machine éblouissante qui haletait doucement dans le soleil… J’ai compris que la jeunesse est bénie – qu’elle est un risque à courir – mais ce risque même est béni. Et par un pressentiment que je n’explique pas, je comprenais aussi, je savais que Dieu ne voulait pas que je mourusse sans connaître quelque chose de ce risque – juste assez, peut-être, pour que mon sacrifice fût total, le moment venu… J’ai connu cette pauvre petite minute de gloire. (…)

– Où allez-vous, monsieur le curé ? – À Mézargues. – Vous n’êtes jamais monté là-dessus ? J’ai éclaté de rire. Je me disais que vingt ans plus tôt, rien qu’à caresser de la main, comme je le faisais, le long réservoir tout frémissant des lentes pulsations du moteur, je me serais évanoui de plaisir. Et pourtant, je ne me souvenais pas d’avoir, enfant, jamais osé seulement désirer posséder un de ces jouets, fabuleux pour les petits pauvres, un jouet mécanique, un jouet qui marche. Mais ce rêve était sûrement au fond de moi, intact. Et il remontait du passé, il éclatait tout à coup dans ma pauvre poitrine malade, déjà touchée par la mort, peut-être ? Il était là-dedans, comme un soleil.(…) J’ai grimpé tant bien que mal sur un petit siège assez mal commode et presque aussitôt la longue descente à laquelle nous faisions face a paru bondir derrière nous tandis que la haute voix du moteur s’élevait sans cesse jusqu’à ne plus donner qu’une seule note, d’une extraordinaire pureté. Elle était comme le chant de la lumière, elle était la lumière même, et je croyais la suivre des yeux, dans sa courbe immense, sa prodigieuse ascension. Le paysage ne venait pas à nous, il s’ouvrait de toutes parts, et un peu au-delà du glissement hagard de la route, tournait majestueusement sur lui-même, ainsi que la porte d’un autre monde.

J’étais bien incapable de mesurer le chemin parcouru, ni le temps. Je sais seulement que nous allions vite, très vite, de plus en plus vite. Le vent de la course n’était plus, comme au début, l’obstacle auquel je m’appuyais de tout mon poids, il était devenu un couloir vertigineux, un vide entre deux colonnes d’air brassées à une vitesse foudroyante. Je les sentais rouler à ma droite et à ma gauche, pareilles à deux murailles liquides, et lorsque j’essayais d’écarter le bras, il était plaqué à mon flanc par une force irrésistible. Nous sommes arrivés ainsi au virage de Mézargues. Mon conducteur s’est retourné une seconde. Perché sur mon siège, je le dépassais des épaules, il devait me regarder de bas en haut. « Attention ! » m’a-t-il dit. Les yeux riaient dans son visage tendu, l’air dressait ses longs cheveux blonds tout droits sur sa tête. J’ai vu le talus de la route foncer vers nous, puis fuir brusquement d’une fuite oblique, éperdue. L’immense horizon a vacillé deux fois, et déjà nous plongions dans la descente de Gesvres. Mon compagnon m’a crié je ne sais quoi, j’ai répondu par un rire, je me sentais heureux, délivré, si loin de tout. Enfin j’ai compris que ma mine le surprenait un peu, qu’il avait cru probablement me faire peur. Mézargues était derrière nous. Je n’ai pas eu le courage de protester. Après tout, pensais-je, il ne me faut pas moins d’une heure pour faire la route à pied, j’y gagne encore…

Nous sommes revenus au presbytère plus sagement. Le ciel s’était couvert, il soufflait une petite bise aigre. J’ai bien senti que je m’éveillais d’un rêve.